Trois jours à Vienne : visite au 19 Bergstrasse, grande demeure bourgeoise où Freud vécut et exerça pendant quarante ans sa profession. La visite n’a rien d’original, et s’apparente plus à un pèlerinage qu’à une découverte. Se dire qu’en ce lieu banal un homme a pendant quarante ans élaboré une nouvelle « pensée » de l’identité de l’être humain est une émotion particulièrement forte.
Si Bouddha a révélé à l’homme qu’il pouvait « s’humaniser » en développant la compassion, que Jésus-Christ lui a permis de franchir une nouvelle étape en cultivant ses capacités d’amour, « aimez-vous les uns les autres », Freud a ouvert un nouvel horizon, sans doute pour quelques centaines d’années, où l’être humain va découvrir qu’il peut se « libérer » des « attachements » archaïques qui le constituent pour se réaliser pleinement dans sa singularité » ; cette ouverture vers une liberté nouvelle individuelle lui permettra d’exprimer un potentiel d’humanisme, de créativité et de bien-être, insoupçonné jusqu’alors.
Seule la photo de ses treize ans montre le visage détendu propre à la jeunesse. Un homme ne peut faire une telle découverte que si, tout au long de sa vie, il est obsédé par son travail, ses pensées et sa recherche. Et c’est exactement cela qui est exprimé par les photos présentées dans la demeure de ce penseur exceptionnel. J’ai acheté un porte-clés du 19 Bergstrasse comme symbole de la nouvelle porte que cet homme a ouvert à l’humanité. Un jour, quelqu’un demanda à Freud « Pensez-vous que vous êtes un grand homme ? » « Non », répondit-il, « mais j’ai fait une grande découverte ».
Le professeur (assis à gauche) avec Stanley Hall et Jung,
Debout : Brill, Jones, Ferenczi.
Exposition Egon Schiele : autoportraits
J’ai toujours été « dérangée » par les tableaux d’Egon Schiele, bien que trouvant sa démarche intéressante sans toutefois la comprendre. C’est ma filleule qui m’a éclairée. Pour elle, les principaux tableaux de ce peintre représentent parfaitement le rapport au corps du schizophrène. Trois éléments caractérisent le comportement du schizophrène : le maniérisme comportemental (jeux de mains), le regard en biais et la perte du sentiment d’unité psychique et son pendant, le vécu d’un morcellement du corps. C’est tout à fait la représentation que nous offre Egon Schiele dans la majorité de ses tableaux (jeux de mains démesurés, membres amputés, regard en biais). Ce qui est remarquable, c’est que les photos montrant le peintre enfant sont tout à fait « normales » mais dès la post-adolescence, le regard en biais ou en-dessous s’installe.
Nadège est ensuite allée chercher sur Internet si son interprétation était partagée, et a trouvé un psychiatre qui en faisait la même analyse. J’ai donc bien compris ce qui me dérangeait, à savoir une représentation de la souffrance vécue avec cette maladie mentale. Nous avons compris également que la naissance de trois enfants mort-nés précédant celle d’Egon Schiele n’était sans doute pas étrangère à cette maladie (facteurs déclencheurs).
Vienne : une ville aristocrate germanique mâtinée de sensibilité italienne
J’ai beaucoup aimé Vienne. Je n’y étais venue que pour le travail, c’est-à-dire deux réunions en centre-ville dans la journée et retour (le lot des internationaux), et je n’avais même pas perçu une quelconque atmosphère, trop concentrée sans doute sur ma présentation. J’ai aimé parcourir la ville qui se découvre à pied. Elle n’a pas souffert de la guerre de 40. Ses bâtiments sont imposants et ne donnent pas vraiment dans l’élégance, mais ils ouvrent souvent sur des jardins agréables. Une pensée m’a traversé l’esprit en voyant les statues dédiées aux jardins des palais de la grande époque de l’empire : « n’est pas Michel-Ange qui veut ». En fait les statues de Vienne sont pour moi grotesques. Quand le goût a été formé à l’esthétique italienne et française, on est surpris par la laideur de ces statues, tant celles du jardin du Belvédère que celles du jardin derrière l’Albertina. L’italienneté a heureusement gagné la cuisine tout comme l’amabilité et la gentillesse de la population prête à renseigner avec un sourire amical. Les restaurants (j’ai apprécié « Le Mozart ») sont bons, j’ai par contre eu des difficultés avec le strudel à la cannelle, mais les pâtisseries méritent leur réputation. On sait que les viennoiseries viennent de Vienne, en particulier le croissant, mais peu de gens savent pourquoi. En fait, en 1529 les armées de Soliman 1er furent obligées de faire retraite, après un long siège de Vienne, en raison d’une pluie abondante d’octobre et parce que les Viennois avaient découvert plusieurs tunnels bourrés d’explosifs destinés à faire sauter les remparts de la ville. Ils déjouèrent ainsi les plans des musulmans pour prendre la ville. Pour fêter le départ des troupes de Soliman 1er, les boulangers de Vienne confectionnèrent alors une nouvelle pâtisserie en forme de « croissant », et savourèrent ainsi leur victoire sur les musulmans dont le croissant est l’emblème. En réalité, les Viennois avaient sauvé l’Occident d’une conquête plus avancée des Musulmans en Europe. Et Vienne a ainsi donné son nom aux viennoiseries qui font surtout la réputation du petit-déjeuner à la française.
L’Albertina, le musée d’Art Moderne de Vienne
En plein coeur de Vienne, dans la résidence des princes de l’empire des Habsbourg (magnifiques lustres), une collection diversifiée des principaux peintres dits modernes. Des impressionnistes à Picasso en passant par Chagall, Vlaminck, Braque, Van Dongen, Matisse, Rouault, Munch, Modigliani, Macke, Jawlensky, Kandinsky, Ernst, etc. C’est à l’étranger que l’on prend conscience de l’impact de la peinture réalisée en France au début du 20ème siècle. Chaque musée s’enorgueillit de présenter au moins une toile des grands peintres qui ont fait la renommée de cette époque. J’ai particulièrement apprécié deux magnifiques Chagall (La chèvre 1926 et La femme endormie au bouquet de fleurs), Portrait de femme aux yeux bleus de Van Dongen, Pots et citron, Le jeu de cartes et Composition avec violon de Picasso, et Tête abstraite de Jawlensky.
Picasso.
Alexej von Jawlensky (Photos A. Prost).
Le Belvédère
Vaste demeure impériale qui domine la ville et nous révèle les peintres autrichiens modernes, Koloman Moser, Klimt dont le célèbre Baiser, Munch, Oskar Kokoschka, et d’autres toiles des périodes antérieures à cette époque magique du début du 20ème siècle.
Le baiser de Klimt.
Je dois avouer avoir bien compris la raison pour laquelle je n’avais jamais entendu parler d’une quelconque école de la peinture autrichienne avant celle « Der Blaue Reiter ». A nos yeux exercés aux chefs d’oeuvres du Louvre et à la qualité des grands maîtres français et italiens, il était difficile d’apprécier les peintures classiques autrichiennes tant elles peuvent paraitre à nos yeux d’aujourd’hui ridicules et sans talent, en particulier celles qui semblent faire partie des plus renommées, dénommées « Symbolisme autrichien ».
Pendant ce séjour, Nadège m’a fait découvrir « le gai savoir » de Nietzsche. Ce livre et l’intelligence lucide de ce philosophe m’enthousiasment. Je lui consacrerai un chapitre entier et je regrette de ne pas l’avoir lu plus tôt, tétanisée par des idées toutes faites qui qualifiaient ce philosophe « d’ardu. »
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