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Annie Prost

CRONENBERG : "A dangerous method" 12/2011

Dernière mise à jour : 27 août 2020


Extraits de journal 2010- 2019 : « Un regard singulier »


Un grand moment pour moi, une vraie dégustation intellectuelle.



« A Dangerous Method » de David Cronenberg.



Un grand moment pour moi, une vraie dégustation intellectuelle. David Cronenberg a réalisé un grand film. Je suis enthousiaste. Ce film déroute certes le commun des mortels, il n’apporte, sans doute, pas grand-chose aux spécialistes qui ont fait de la psychanalyse leur métier, mais il me parait être, pour ceux qui s’intéressent à ce nouveau champ de la connaissance, une première approche, simple et assez didactique, pour comprendre les principaux concepts de la découverte de Freud.

En tous les cas, je suis persuadée que si j’avais vu ce film il y a 30 ans, j’en aurais discuté avec mes amis, et l’accès à cette thérapie m’en aurait été facilité. Il faut ajouter que c’est à la deuxième et à la troisième vision que j’ai pu saisir toutes les subtilités du scénario et de la mise en scène. Comme souvent d’ailleurs, à la première vision, vous êtes concentré sur l’histoire et vous ne percevez pas vraiment le sens des différentes séquences du film. En visionnant de nouveau le film, vous intégrez alors les véritables intentions de l’auteur.


Tout d’abord, que dire sur la forme ? Elle est parfaitement réussie. David Cronenberg est un grand réalisateur du style et de la beauté de l’image. Zurich et la ville de Vienne en 1900 sont peintes à leur extrême sophistication, tant dans les scènes de nature (le lac de Zurich, le bateau de Jung, les jardins du Belvédère à Vienne), que dans les scènes d’intérieur pour la rareté esthétique de la maison de Jung, l’intimité, l’authenticité du bureau de Freud et l’atmosphère sophistiquée et luxueuse du café de Vienne.

Ensuite le scénario : là, je voudrais souligner mon admiration pour l’écrivain (A Dangerous Method est un livre tiré d’une pièce de théâtre de Christopher Hampton « The talking cure »), les scénaristes et David Cronenberg. Le scénario est une succession de scènes qui racontent certes l’histoire, mais aussi qui illustrent et parfois démontrent chacune un point important et fort de la théorie freudienne, de son application, des débats qu’elle suscite ainsi que la mise en perspective de ce qui conduira aux différences fondamentales des conceptions de cette science humaine entre Freud et Jung.

La première séquence importante décrit « l’abréaction » de Sabina Spielrein révélant le vécu de ses émotions, à l’âge de 4 ans, quand les fessées de son père lui déclenchaient une excitation sexuelle. Cette séquence démontre le premier point de la théorie freudienne : que la sexualité infantile existe, que son vécu est refoulé et que la parole comme thérapie permet de libérer les émotions refoulées qui dans ce cas-là peuvent conduire à l’hystérie. L’actrice réussit parfaitement son jeu de l’hystérique. A la première vision, je pensais qu’elle surjouait, mais Nadège m’a expliqué que la caractéristique de l’hystérique par rapport à d’autres maladies mentales, c’est de se mettre en spectacle, que cela « sonne faux », ce qui bien souvent déclenche chez les soignants une hostilité qu’ils doivent contrôler. Mon amie Cécile m’a dit qu’on les appelait « les totoches ».

La deuxième séquence intéressante, c’est la rencontre entre Jung et Freud au 19 Bergstrasse à Vienne. Premiers échanges entre deux médecins, confrontations de leurs expériences respectives sur le rôle de la sexualité dans les névroses, ainsi que les conséquences sur le développement de l’être humain de la phase anale, quand l’enfant découvre certains plaisirs liés à la libération ou pas de ses fèces qui pourront se traduire plus tard dans certains aspects de sa personnalité (avarice, etc.)


Dans cette première rencontre, on peut noter déjà ce qui va se jouer entre les deux hommes à ce stade de leur relation. A table, chez Freud, toute la famille est réunie. A la gauche de Freud, Jung, concentré sur ses paroles, en se servant en premier lorsqu’on lui présente le plat de résistance, remplit son assiette de façon excessive (ce qui est fait pour choquer le spectateur). Freud l’interrompt et finit par intervenir élégamment, lui faisant remarquer le peu d’intérêt de sa famille pour les nourritures spirituelles comparées à celles du corps (à ce moment, le réalisateur fait un contrechamp sur la famille de Freud qui attend d’être servie avec inquiétude sur ce qui restera comme part à chacun). Le nombre de bouches à nourrir pour Freud est élevé, six enfants, sa femme, la soeur de sa femme, etc.


Derrière cette scène s’installent déjà plusieurs interprétations de la relation entre les deux hommes. La première, la différence de situation financière et la supériorité qu’en retire Jung (explicitée ultérieurement dans le film au cours d’un déjeuner avec sa femme suivant la visite de Freud à Zurich). Elle se rejouera dans la scène du départ en Amérique quand Jung se rendra en première classe, laissant Freud et Ferenczi dans une classe subalterne. On a souvent noté l’attrait pour l’argent de Freud, souvent qualifié « d’avidité », mais, à sa décharge, on doit tout d’abord dire qu’il fut pauvre très longtemps et qu’il dut attendre 5 ans pour se marier faute de revenus suffisants. On peut aussi penser qu’élever bourgeoisement six enfants à l’époque représentait sans doute une responsabilité assez lourde pour un médecin chargé de subvenir aux besoins d’une grande famille, et que cela impliquait de faire rentrer des revenus conséquents. Alors que Jung, tout comme Charcot d’ailleurs, avait épousé une femme riche.

La deuxième interprétation, celle qui sera en filigrane derrière le conflit professionnel et l’enjeu de pouvoir fils / père entre les deux hommes, est, au-delà de la différence sociale, celle qui est implicitement liée au statut de juif de l’un et d’aryen de l’autre. « Priorité et domination » de l’aryen sur la famille juive. Cette scène peut tout à fait être interprétée comme cela, car compte tenu de son éducation et d’un surmoi social bien installé, Jung n’aurait jamais dû se comporter à table de cette manière. L’intention, inconsciente, de supériorité, était alors tout à fait manifeste. On ne sait pas si cette scène a pu se produire, mais Cronenberg l’a sans doute réalisée pour amorcer ce qui déjà socialement créait les conditions d’un conflit entre les deux hommes.

Une deuxième scène est également riche de sens pour appréhender la personnalité intime de Jung. Sa femme accepte de se livrer à une expérience d’associations verbales, expérience qui fait partie des recherches de Jung. A ce moment-là de l’histoire, Sabina, guérie de son hystérie, l’assiste techniquement dans son travail. C’est elle qui détectera le contenu inconscient des réponses de la femme de Jung. Le vécu de la sexualité d’Emma émerge derrière les mots, son angoisse vis-à-vis des incidences de la sexualité et de la maternité sur la stabilité de son couple. On sent déjà poindre l’idée que la sexualité du couple n’est pas si épanouie que Jung pourrait « le laisser penser ».

Autres séquences fortes, les discussions entre Jung et Otto Gross sur la sexualité. Otto Gross, soixante-huitard avant la lettre, exerce son métier de psychanalyste au service de son désir sexuel et cherche à convaincre Jung de le suivre dans cette nécessité vitale de la psyché humaine, « le contrôle de la sexualité pour l’ordre de la société conduit à remplir les hôpitaux psychiatriques » réplique-t-il à Jung.

L’intérêt de Jung pour les positions d’Otto Gross est clair, leur discussion le conduira à devenir l’amant de Sabina avec toute la culpabilité afférente à une relation d’adultère avec une patiente, en contradiction totale avec la déontologie médicale. Cette relation adultère révèlera l’attirance de Jung pour une relation sadomasochiste qu’il réalisera avec Sabina en lui faisant revivre son excitation sexuelle d’enfance par des « fessées » de plus en plus violentes. Et c’est là que l’on peut déjà entrevoir les raisons d’un conflit théorique avec Freud, sur la sexualité, comme agent structurant des névroses humaines.

Comme je l’ai déjà dit, Freud et Jung ne pouvaient avoir fait de psychanalyse (même si Freud dit avoir fait une autoanalyse comme le précise Ernest Jones dans sa biographie de Freud : « Il serait donc déraisonnable de prétendre que l’analyse de soi pratiquée par Freud, sans l’assistance d’un analyste objectif, sans le secours inappréciable qu’assure l’étude des manifestations de transfert, fut achevée ». Et compte tenu de l’ambivalence de la sexualité chez Jung, il lui était difficile de faire face à ce que son adultère révélait de lui-même. Son histoire étant différente (père et oncle pasteurs), il est allé chercher dans son corpus inconscient une alternative à la théorie sexuelle pour ne pas faire face à ses propres turpitudes.



Jung et Freud



Quant à Freud, selon le point de vue d’Otto Gross (dans le film bien sûr), sa sexualité serait vraisemblablement limitée (« he has not any »), ce qui corroborerait l’interprétation que Nadège m’avait faite quand nous avions visité la maison de Freud et à laquelle j’ai adhéré immédiatement, sur l’absence d’obsession sexuelle chez Freud comme certaines caricatures tentent de le décrire. Quand on observe les photos au 19 Bergstrasse de Freud, il est évident que cet homme est habité par sa recherche et son travail. Pas de signe d’une libido dominante dans cette personnalité, ce qui me fait conclure que s’il était obsédé sexuel, cela l’aurait suffisamment « occupé ». C’est justement parce que le sexe n’était pas une préoccupation majeure pour lui qu’il a pu en découvrir son rôle dans les névroses humaines. Car ce qui est certain, c’est que

l’on soit Jung, Freud ou toute autre personne humaine, on est bien incapable de détecter ce qui inconsciemment crée sa névrose, et c’est pour cela qu’on a besoin d’un psychanalyste. Jung ne pouvait déceler et affronter seul sa propre névrose, il s’est alors tourné vers les éléments de son histoire qui l’avaient marqué pour rivaliser avec Freud et construire sa propre théorie sur le fonctionnement de l’inconscient.

On peut ajouter également que Freud, devenu le psychanalyste de Sabina Spielrein (après sa rupture avec Jung), fut mis au courant de la relation sadomasochiste de Jung. Il a alors dû forcément comprendre les raisons inconscientes de Jung du rejet de sa théorie du rôle de la sexualité dans les névroses. Il lui était donc impossible de faire la moindre confiance à ce dernier pour être l’un des défenseurs de sa découverte.

Scène également signifiante de la relation entre les deux hommes : Jung raconte son rêve du cheval empêché d’avancer par des obstacles et qui traine une bille de bois. Le dialogue et l’interprétation du rêve par Freud sont magistraux. Il amène Jung par ses questions et ses suggestions à découvrir son vrai désir sexuel et en quoi celui-ci est entravé par sa famille. Ce qui est intéressant à ce moment-là, c’est le jeu de l’acteur interprétant Jung. Il exprime tout à fait bien cette sensation que l’on éprouve quand un psy ou une personne vous ouvre une porte sur une nouvelle idée et compréhension de vous-même. L’acteur suspend son expression quelques instants en liaison avec l’étonnement de ce qu’il découvre et ressent face à cette « révélation sur lui-même », à savoir une vraie vérité émotionnelle.

Un autre moment très fort autour de l’interprétation des rêves de Jung se reproduira sur le bateau. Par son interprétation, Freud révèle à Jung, de façon très didactique, la suspicion qui s’est installée entre eux deux quant à leurs convictions professionnelles (fouilles à la frontière austro-suisse). Pour moi, la réponse de Freud quand Jung lui demande de révéler à son tour son propre rêve est un moment particulièrement savoureux : Freud répond « I love to tell, I don’t think I should, I’ll risk my authority ». Toute l’intelligence de Freud est dans cette réponse, son honnêteté aussi, un régal pour mon esprit (ça n’a pas plu à Jung bien sûr).

Une autre discussion entre Freud et Jung est à mes yeux importante. Jung essaye de développer sa thèse sur les « mythes et autres mystères » susceptibles de générer des névroses. Freud, au bord de la colère, lui rappelle que sortir du champ scientifique et faire appel à l’ésotérisme ou autre mystère mettrait en danger leurs découvertes et donnerait à leurs ennemis des munitions pour les abattre. « Dans cent ans, souligne-t-il, on cherchera encore à nous abattre ». N’est-ce pas Michel Onfray !

La dernière scène signifiante entre les deux hommes, qui scellera leur désaccord et manifestera de façon explicite le conflit père / fils qui se jouait entre ces deux protagonistes, est celle où en fin de réunion, Jung explique à Freud que le monothéisme d’Akhenaton (avec le Dieu Aton) n’est en rien l’aboutissement d’un conflit père / fils, et que si Akhenaton a effacé le nom de son père Amenhotep (du Dieu Amon qui signifie Amon est satisfait), c’était par tradition (en fait Akhenaton a tout simplement substitué au Dieu de son père un autre Dieu pour installer son pouvoir sur les égyptiens. Quel exemple parfait de la volonté de tuer le père… en tuant son Dieu !)


Dans le film, à ce moment-là, symboliquement, Freud a un malaise et tombe au sol, virtuellement exécuté par Jung… Chapeau Cronenberg ! La relation entre les deux hommes s’arrêtera là. Jung développera sa théorie sur le rôle des mythes et religions dans la construction de l’inconscient, ses théories serviront les nazis pour nourrir la supériorité aryenne. Jung sera vice-président de l’institut Goering avec, pour fonction principale, d’établir une discrimination entre les psychologies aryenne et juive avant de se racheter en devenant l’agent numéro 488 du service secret des alliés pour les aider à décrypter la personnalité des chefs nazis (toujours l’ambivalence…). Il mourra à 83 ans après avoir écrit ses souvenirs et pensées.

Un mot encore sur le jeu des acteurs. J’ai adoré la personnalité de Freud créée par Cronenberg. Homme d’une quarantaine d’années, intellectuellement sophistiqué, ne parlant qu’après quelques secondes de réflexion, maniant l’humour avec délicatesse, une façon d’être pour imposer son pouvoir sur son interlocuteur, tout en nuance, séduction et autorité. Quant à Jung, il est convaincant dans son désir de connaissance, dans son ambivalence, dans sa fragilité émotionnelle et intellectuelle, et son désarroi face à ce qu’il découvre de lui-même, vers où l’entraine son désir sexuel. Il est essentiel aussi de comprendre la relation entre Sabina Spielrein et les deux hommes. Sabina Spielrein est une femme très intelligente, qui, une fois libérée de son hystérie, a embrassé la carrière de psychanalyste. Elle a compris que, de cette épreuve qu’est l’hystérie, elle pouvait se créer une destinée. Au coeur de la théorie de Freud, elle comprendra mieux que Jung ce que Freud a découvert. Elle aidera Freud lui-même à comprendre la proximité de la pulsion sexuelle avec celle de la mort.

Nadège a particulièrement remarqué la qualité du jeu de l’actrice Keira Knightley qui passe du rôle de l’hystérique à celui d’une femme libérée de la maladie, dont la thérapie a transformé la personnalité. Là aussi le jeu est subtil et la direction d’acteurs de Cronenberg parfaite. Je me posais la question du destin tragique de cette femme qui n’a pas su identifier à temps le danger bolchévique (mariée, elle s’était établie comme psychanalyste en Russie), et n’a pu exercer son métier dans ce régime totalitaire. Elle n’a pu éviter également le danger nazi, elle sera exécutée dans une synagogue avec ses deux filles. L’inconscient se manifeste tout au long de la vie, « on ne sait jamais ce que le passé vous réserve » (dixit Françoise Sagan), et bien malin celui qui échappe à 100 % à ce qu’on appelle aussi le destin. J’en conclus que Sabina avait poursuivi et répété ainsi sa relation sadomasochiste avec « l’aryen ». On ne sait pas si au moment ultime, la « jouissance » au sens lacanien du terme s’est manifestée chez Sabina Spielrein. Excusez-moi cette pensée associative pour parler de la mort de Sabina Spielrein dans ce contexte terrible.

Je ne sais pas si j’aurai éclairé mon lecteur futur sur toute la richesse de ce film mais je l’invite vivement à le voir car c’est un film très intéressant, qui certes n’a pas vocation à être un film au hit-parade du grand public, mais qui j’espère motivera ceux qui ont envie de découvrir cette connaissance de la science humaine à l’aube de son avenir. Merci à David Cronenberg qui a fait un film de référence sur Freud, qui défend avec intelligence sa découverte et sert ainsi la promotion de la psychanalyse dont l’humanité a bien besoin.



Otto Rank, Karl Abraham, Max Eitingon, Ernest Jones, Freud,

Sandor Ferenczi, Hanns Sachs


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